CARNETS DE VOYAGES : AUTOUR DU RÊVE



Buenos Aires.

Le décalage horaire. Les onze heures de vol. J’arrive dans cet aéroport, tombée de mon tapis volant, exténué par ce marathon au dessus de l’océan. Que faire. Où aller. Une heure passe. Un policier me tire de mes songes hésitants. Je reprends mes esprits. Son chien renifle mon sac avec ferveur. Je deviens toute rouge. Je n’ai pourtant pas de drogue. Enfin, juste de quoi faire un joint. Non, ce petit cabot, un basset, aussi long qu’une saucisse du guiness des records, non, il ne peut avoir détecté cette si petite boulette. Le policier me regarde : « Que tiene usted en su maleta ? » (Qu’avez- vous dans votre sac). Je regarde le type : « Eh, tiene gustos de burgues el perro suyo !!! No esta loco » (eh, votre chien a des goûts de bourgeois !!! Il n’est pas fou. »). J’ouvre mon sac, et je montre d’un doigt rieur la bouteille de champagne qui trône au milieu d’objets éclectiques (brosse à dent et à cheveux, walkman, vêtements, livres, bonbons, chewing-gums, cassettes, pinceaux et tubes de peinture…). Le mec se marre, caresse son chien : « Vous n’avez pas de produits laitiers, charcuterie ou fruits ? » « Juste des bonbons et du champagne. » « Vous savez qu’il est interdit d’entrer de la nourriture sur le territoire de l’Argentine » « Oui, je l’ai lu dans l’avion ». « Ok, adios ».

Je viens de passer 24H surréalistes. Alors que je dormais comme un loir, un type, une soixantaine d’année, s’assied à côté de moi, et les hôtesses de l’air me demandent de me pousser (j’avais trois sièges pour moi toute seule). Le type est blanc, les traits tirés. Il a une mine patibulaire et on dirait qu’il va crever. Il fait un signe de la main aux hôtesses qui ont l’air désemparées et dans un espagnol à l’accent argentin bien marqué : « je ne me sens pas bien, mon coeur s’emballe, il faut arrêter l’avion, que je descende prendre l’air ». Ce type est fou. Je regarde l’heure, nous devons être en plein océan Atlantique. Il insiste : « Il faut que je prenne l’air, il faut que je prenne l’air !!! » Son visage se crispe de plus en plus, il passe du blanc au gris, puis au vert. Les hôtesses arrivent avec de l’eau et deux pilules multicolores : « Tenez, avalez ça ». D’un geste suicidaire le type prend les gélules, se les engouffre dans la gorge et se noie d’une rasade d’eau. Mon dieu. Et les hôtesses : « Avec ces tranquillisants, vous aller voir, cela va mieux se passer. » Je me redresse sur mon fauteuil. J’entrouvre le store, le ciel est noir de chez noir. Nous sommes au dessus de l’océan. Il n’est pas encore cinq heures du matin, heure française. Je me rendors, mais cette fois-ci, non pas comme un loir, mais comme un chien : un oeil fermé, l’autre ouvert, prête à bondir.

Le bus. Je prends le bus pour aller à Neuquen. De là, j’irai chez Guido. Je ne l’ai toujours pas eu au téléphone. Et je dois dire que ce n’est pas facile de remettre en marche mon espagnol rouillé. Je suis tombé sur des gens de sa famille, des domestiques, qui me disent qu’ils lui transmettront mon message, je suis en Argentine et je descends dans le sud. Je ne suis pas certaine que l’on s’est compris.

Guido est un argentin que j’ai rencontré à Paris en sortant de la fac. Il cherchait son chemin, et quand il m’a demandé sa rue, j’ai reconnu l’accent latino. A cette époque, je sortais avec un chilien. Je l’avais aussi rencontré dans la rue, sur l’île grecque de Paros, il cherchait la plage, moi aussi. J’aurais donc un amant argentin. Relations tumultueuses, folles, aucun des trois n’était fidèle. De rares fois, nous étions amoureux. Je quitterais les deux en Amérique du sud, peu après j’aurais des relations sexuelles avec un mec de la mafia israélienne, un yéménite qui vit au Mexique. Une autre histoire de fou, entre vodka, sushi, cocaïne et mafieux israéliens, rencontrés entre deux avions au Panama, et retrouvé au Mexique, qui m’emmèneront de Mexico DF à Cuernavaca, et de là, à Acapulco.

De l’aéroport, je vais à la gare routière. Je prends un ticket de bus. Mais le départ n’est que le soir et j’ai huit heures à attendre. Le problème, c’est le sac. Que faire du sac. Il n’y a pas de consigne. Donc, je dois me le coltiner. Je marche 20 minutes. Il y a un parc. Je m’y allonge, en attendant que le soleil se couche.

Le bus. Le bus est important dans mes voyages. J’y ai fait des rencontres, des expériences. On voit le paysage. Ah, le paysage de Buenos Aires jusqu’à Neuquen, la Patagonie. Des heures de bus, des nuits, des jours. Le bus, un allié précieux.

Le bus et le chien. (Et les douanes, ce qui va avec, finalement.) Deux éléments qui vont être
présents dans mes pérégrinations latino-américaines. Jusqu’à la Colombie, le chien du guérillero. Le chien des flics, comme à la douane Argentine - Chili. Le chien chez Malik. Et les flics aussi, certains très caractéristiques, qui me feront chier jusqu’au bout, et d’autres, plutôt atypiques, avec qui je boirai de l’alcool (douane chili-argentine, puis Colombie).

Je monte dans le bus. Il est presque rempli. Nous partons, la nuit tombe. Tumulte autour de la gare routière. Puis bidonvilles. Bidonvilles, toujours des bidonvilles.

La situation en Argentine commence a être tendue. Elle sera explosive quelques années après. A
cette époque, l’inflation est très forte, et les gens n’ont pas grand chose à manger, surtout dans le
sud, où je me rends.




Perdue dans les vastes étendues de la Patagonie, je erre à la recherche de moi-même. Les nuages
sont si bas, qu’on croirait presque pouvoir les attraper. Ils avancent à une vitesse étourdissante,
portés par un vent froid et cinglant. Il n’y a rien, ou si peu ; de l’herbe qui peine à pousser, de la
terre, des pierres, et la mer, qui se jette de toutes ses forces contre le rivage, laissant derrière elle une écume blanche et savonneuse. La fin du monde.
C’est bien l’impression que nous avons Grete et moi, à attendre une voiture qui semble ne jamais arriver. Cinq heures que nous espérons, et rien, pas la trace d’une vie, encore moins celle d’un véhicule motorisé, qui de plus est, aurait l’obligeance de nous prendre en autostop. Nous rions de cette situation, et déjà nous cherchons un abri pour passer la nuit. Nous ne trouvons qu’un petit fossé.

Pérou

C’est pas le Pérou. Je prétexte cette visite à une personne de ma famille (le père de la femme de
mon oncle paternel), que je ne connais pas, pour m’évader du Chili et de l’enclos familial Sotomayor.

On m’a dit que cet homme vivait à Lima. Alors, j’y vais. Je prends le bus, du sud à Santiago et de
Santiago à Lima. Je vais ainsi passer quatre nuit d’affilées et cinq jours dans un bus (deux bus). J’arrive à Lima. Je trouve un petit hôtel pas cher. Je téléphone à cet homme, rien pendant deux jours. Alors j’envoie un mail à ma famille. On me répond que cet homme n’habite pas Lima mais Arequipa (ils se sont trompés), et que son numéro de téléphone est aussi différent. J’appelle, rien, seulement, un répondeur. Je laisse des messages, en espagnol, en français, si j’avais pu, en quechuan ou en aymara, je l’aurais aussi fait. Je donne mes coordonnées. Pas de nouvelles pendant deux autres jours. Je vais voir mes mails, et là, l’horreur. J’apprends que cette personne est décédée le jour même où j’ai traversée la frontière Chili- Pérou, c’est-à-dire aussi le jour où le bus s’est arrêté à Arequipa. Poisse ? Destin ? Fatalité ? Je trouve ça tragi-comique. J’en ris et j’ai envie d’en pleurer, mais comme je ne l’ai jamais vu, ni même discuté avec lui, je n’éprouve qu’une vague peine. Mais aussi un peu de culpabilité : pourquoi fallait-il que ce mec crève le jour où je venais le voir. C’était un peu comme un rêve brumeux, connaître cet homme de la famille, que personne connaissait. Ses propres enfants ne l’avaient pas vu depuis des années. Lui, qui était parti en Amérique du Sud, lui qui était envoûté par le même sortilège que moi ; l’Amérique Latine. J’espérais peut-être trouver en lui des réponses à des questions que je me posais à moi-même. On devait bien avoir quelque chose de commun.



Colombie

Quand on danse avec amber, en écoutant du reggae dans le walkman, en chantant sur la place de Toribio, en fumant un gros joint : en pleine guerre, après le couvre-feu, ça a quelque chose de révolutionnaire.

Nous arrivons à Toribio.

Premier petit déjeuner à Toribio :
Nous déjeunons dans une salle en face du lieu où nous dormons. Voilà qu’un husky fait son apparition. Je me fume une clope dehors, et il me suit, reste à mes pieds.

L’air particulier de ce village
mon coeur serré quand tu partais, sans savoir, un peu d’espoir
au milieu des fusils du désespoir, des drapeaux de sang et de ces corps tombés
dans les larmes des femmes, veuves, orphelines, violées ou qui ont perdu un enfant,

danser dans le noir de cet espace, gardé par l’armée du malheur, cachée derrière ses sinistres sacs de sables, un enfant meurt, un autre mourra, nous, un peu fous, la fièvre de la liberté, dansant, à l’horizon, cette montagne, le bruit des hommes qui se tuent aussi, nous, dansant, dans cette nuit infinie...pour célébrer ce rêve coloré, le galop d’un cheval, le vol d’un oiseau, la fleur qui éclot, le rire d’un enfant, le vent emporte mes chimères, sur les sentiers qui enlacent la montagne, un bonnet dans les mains, la poussière...

Le soleil me brûle, la police m’emmène, je suis mal, je ne sais pas, on ne sait jamais... la police me relâche, les ennuis commencent pour l’amie qui m’a hébergée, elle a déménagé.

La fraîcheur de la rivière sur nos corps insouciants, la pluie perle aussi sur nos cheveux emmêlés, on repart à trois sur cette moto, je ris, laura aussi.

Cette photo qui crispe les visages, il n’y a que moi pour faire ce genre de photo, l’inconscient
toujours alerte,

Et ce chien qui m’a suivi deux jours, deux nuits, qui m’attendait devant la porte du dortoir, devant la salle où l’on déjeunait,un chien de guérillero m’a-t-on dit on, moi aussi j’ai failli vomir.

La nuit, le parfum des plantes tropicales, la chaleur aussi, et les insectes. Elle ne dort pas, moi non plus.

Je pars demain

Il y aurait une bombe dans l’avion, il faut redescendre, tranquillement, nous dit-on, des jambes qui s’affolent, des coeurs qui s’emballent, une fausse alerte, on peut remonter. la première fois, c’est un mécanicien qui est arrivé avec ses deux caisses à outils, il est allé dans le cockpit. Bizarrement, je n’ai pas eu peur, après, quand j’ai vu l’avion en feu, un peu plus loin sur la piste, j’ai eu un doute, on ne sait pas, on ne sait jamais...

On arrive a cali, ces visages étrangers, et nous étrangers pour ces visages,
on apprend à se connaître, on commence à rire, on oublie la différence, on se comprends...

Les tambours sacrés dans le vacarme des dieux fâchés, l’ivresse encore, sous sa forme musicale.
On danse, ensorcelés, on danse pour oublier, pour s’échapper un instant de l’absurde.

Je me suis fait de nouveaux amis dans ce village, un lépreux, quelques gamins des rues, et deux
filles paumées,. Chaque soir je partage ma portion de nourriture déjà bien maigre avec eux, un peu de riz et quelques légumes, cuisinés à l’eau non potable, on est heureux de partager cette nourriture, quand la nuit obscurcit peu à peu le ciel, le rituel commence et se répète inlassablement, inlassablement, parce que nous nous retrouvons toujours au même endroit, que la nourriture est toujours la même, et que la portion est invariablement la même, peut-être une quinzaine de cuillérées. Au début, nous étions deux, et le dernier jour, nous étions six, aussi, n’ai-je partager ce dernier repas que d’une cuillérée symbolique, et de tout mon coeur, je savais que je mangerai mieux plus tard et eux moins bien,

D’abord, c’est avec le lépreux que j’ai fait connaissance, il était tout seul dans son coin, je me suis assise à ses côtés, je lui ai demandé s’il était déplacé par la guerre.
Plus tard, il m’avouera que jamais il n’aurait osé venir me parler, une européenne, ça vient d’un autre monde, un monde pas pour lui, un monde intouchable.
Il a une maladie incurable, le sida et aussi la lèpre, il y a aussi la peste par ici, dans ce coin du monde, oublié de l’humanité.
Il peine à se tenir sur ses jambes, le dernier jour - était-ce la tristesse ou la maladie qui empirait, ou les deux – j’ai dû le soutenir jusqu’au camion qui m’emportait, loin de lui, loin de ce monde, loin de cette misère.
Il a agité une petite main toute fatiguée, nos deux coeurs se sont serrés, je lui ai crié quelques mots d’amitié, de cet amour qui est intemporel, et qui dépasse de par son intensité toutes les frontières que la civilisation peut dresser entre deux êtres.

Lui, accroché à un poteau, et moi qui disparaissait dans un nuage de poussière épaisse, et derrière quelques larmes, invisibles dans cette nuit sans étoile,

Souvent je pense à toi, ici, personne ne sait partager un repas, oui, bien sûr, les gens savent manger ensemble, mais personne ne ressent cette joie toute simple, et si forte, peut-être parce qu’ici les gens ont trop à manger, et qu’en plus des artères, ça leur a bouché le coeur.

il n’y a pas que l’armée qui attaque, les moustiques aussi, descendent en nuages par centaines, à la tombée de la nuit. Un soir, ils ne m’ont pas loupée, mais le pire, c’est le jour où un seul m’a piqué sur l’oeil, j’avais comme un coquard, les gardiens croyaient que l’on m’avait frappé,

J’ai su plus tard que tu avais attrapé la dengue, probablement ce jour-là...moi, un peu plus solide
dans mon corps bien nourri, je ne suis pas tombée malade,

Ils n’ont jamais voulu que je te reparle,
peut-être Ils savent, ils savent pour ce billet,
peut-être qu’Ils ne veulent pas tout simplement,
pour que la punition soit plus forte,

on ne sait pas, on ne sait jamais...

ça dérangeait trop
ces enfants affamés, maltraités derrière ces grillages de la misère,
je suis arrivée, avec les mains pleines de mangues,
on me les avait données sur le chemin,
je suis arrivée, assoiffée, les épaules écrasées sous le poids de mon sac,
je suis arrivée, et ils m’ont laissé leur place, pour que je m’assieds,
en attendant que La porte s’ouvre,
ça aussi, ça Les a gêné

Tous les jours, on croise des anges, en civil, leurs ailes poussent sur le fumier de notre société, mais ce sont toujours eux qui viennent à notre secours, quand on en peut plus ce sont toujours eux qui se lèvent et nous offre ce qu’ils n’auront même pas pour eux, ce sont les anges modernes, qui errent dans nos sociétés deshumanisées, et qui soufflent l’amour quand la sécheresse s’installe, juste au moment où notre pied d’acrobate glisse du fil et que l’on entraperçoit le vide,

le vide du monde qu’on a construit, l’absurde d’une société dont le fonctionnement ne repose que sur des lois, parce que, parce que on a oublié d’aimer.

Je suis arrivée à medellin, décalée.
J’ai attendu dans la gare, j’ai attendu assez de temps, le temps que l’angoisse se manifeste.
Vous êtes arrivés, juste à temps pour que l’angoisse ne s’installe pas dans le creux de mon ventre, là, là où l’on a tous un petit creux, on est reparti.

Une maison, quatre pièces et une ampoule, eau froide, des coeurs aimants, mais un peu désespérés, un quartier flanqué sur la colline, la nuit quelques coups de feu, et des chats faméliques.

Une autre nuit, où nous marchions toi et moi, un homme nous dit : « que dieu vous garde » un frisson m’en a parcouru le dos.

Je pense à toi souvent, toi, mon frère, toi qui m’a accueilli comme on ouvre sa porte à celui qui ne sait pas où aller, toi, ange moderne, au delà du jugement et de sa cohorte de négativité, toi qui n’a même pas de pain pour ton lendemain.

Le soleil s’est levé ce matin, sur une galette de maïs, un peu de miel aussi, et une tasse de café.

Un enfant jouait, avec rien, comme les enfants savent le faire, dans ces pays où l’imagination des enfants ne croule pas encore sous le poids des jouets déversés par le capitalisme.

Le vacarme des rues, les mini-bus qui crachent cette grosse fumée noire dans le ronronnement un peu trop fort de leur moteur, étourdissant, ces hommes-mules qui portent chaque jour une croix, de raisins, de mangues ou de papayes et déambulent dans le labyrinthe de la ville à la recherche d’un peu de certitude pour la nuit, pour leur famille...le klaxon des taxis jaunes, la poussière épaisse et des traces de misère.

Je marche,
je marche au milieu des autres, qui marchent aussi,
nous marchons,
nous marchons chaque jour, sans savoir où nous avançons,
nous marchons vers la mort

j’arrête dans sa course un homme qui vend du café, quelques pesos et le goût un peu trop doux du café sucré. Ca fait du bien, ça apaise un instant le palais asséché par la poussière, un instant seulement, avant de repartir dans le tumulte des rues.

Un camion de l’armée officielle est stationné au milieu d’une avenue d’un quartier bien populaire, je regarde. Des militaires sont entrain de faire de la propagande pour se fournir en chair à canon. Il y a déjà cinq volontaires. Ça me désole.

Une place perdue dans la nuit et des corps aussi
dans la fumée bleue de l’herbe interdite
une crête à l’horizon découpe l’ombre de cette vie

...

 

 

hommage à Emmanuelle Neu : http://emmaluna.fr