AMOURS IMPOSSIBLES

La lettre qui se trouvait dans ce livre n’était pas destinée à être lue par un enfant, pensa-t-elle. Elle la remit dans l’enveloppe qu’elle glissa soigneusement à la page où elle l’avait trouvée. Elle rangea le livre.

Léa était venue dans cette petite librairie de quartier acheter un livre pour sa fille. Elle aimait lui offrir des livres, ceux qu’elle avait lus quand elle avait le même âge et dont elle gardait encore un souvenir doré comme le soleil ou ceux dont les histoires lui paraissaient propices à l’épanouissement de sa fille.

Léa se demandait si elle devait donner la lettre au responsable du magasin ou bien la laisser dans le livre. Elle n’arrivait pas à se décider. Elle flâna dans les rayons de la librairie en espérant que marcher l’aide à prendre une décision. Son esprit était trop troublé par ce qu’elle venait de lire. Un sentiment de culpabilité s’empara aussi d’elle ; elle détestait qu’on lise son courrier et elle venait de lire une lettre qui ne lui était pas adressée. Une lettre intime et lourde d’émotions. Une lettre qui la renvoyait aussi à son passé.

Elle n’avait pas même pensé à regarder la date du cachet sur l’enveloppe. Elle retourna au rayon jeunesse, attrapa le livre et observa minutieusement les petits caractères à l’encre noire inscrits sur le timbre. C’était un beau timbre ; un éléphant sur lequel étaient peints des symboles colorés, avec en arrière plan un monument à l’architecture orientale. Elle peina à distinguer les chiffres, l’encre noire était un peu passée. Ses yeux parvinrent à lire 1972, 20 avril 1972. Madurai. Ce courrier datait de plus de trente ans. Elle reposa le livre.

Elle connaissait bien Madurai pour y avoir vécu les premières années de sa vie. Des souvenirs aux couleurs chatoyantes défilèrent dans sa tête ; les étoffes dont les indiens se drapaient, les épices, les fruits, ah oui, qu’ils étaient bons les litchis de son enfance, ah, et puis les mangues, hum, les mangues fraîches dont le jus sucré dégoulinait sur le menton puis tâchait les vêtements, et aussi les lassis, ces yaourts indiens, natures, salés ou parfumés à la rose, la poussière des rues, le bruit, l’odeur d’encens et la façon dont les indiens vous regardent, un regard qui va au plus profond de l’être, un regard qui touche l’âme.

Une main toucha son épaule. Elle sursauta.

- Madame, la librairie va bientôt fermer, il ne vous reste que quelques minutes.
Puis le jeune homme ajouta :
- Puis-je vous aider à faire votre choix ?
- Non, ça ira, merci, je reviendrai demain, la nuit porte conseil, dit-elle instinctivement.

Elle n’avait pas vu le temps passer. La nuit s’installait déjà dehors, sur les toits, entre les cheminées. Elle sortit du magasin à grands pas, tourna à gauche et marcha à vive allure dans la rue qui menait chez elle. Elle s’arrêta chez l’épicier dans l’espoir d’y trouver une mangue ou des litchis. Malheureusement, il n’y avait ni l’un ni l’autre, alors elle dû se contenter d’une bouteille de jus de mangue.

Elle grimpa le petit escalier en colimaçon, jusqu’au troisième étage, là où elle habitait avec sa fille. Elle ouvrit la porte, ramassa le courrier, et s’installa dans un vieux fauteuil recouvert de velours rouge. Elle avait l’air désabusé. On eut cru une scène de théâtre bouffon ; elle, toute menue, assise dans ce gros fauteuil usé, dont le velours râpé laissait transparaître le tissage, la table en bois bancale, les rideaux trop courts pour les fenêtres, et une immense bibliothèque qui craquait sous le poids des livres, méthodiquement rangés du plus petit au plus grand. La tête entre les mains, Léa ne cessait de penser à la découverte insolite de la librairie. Une lettre écrite au stylo-plume invitait une femme, Sarojini, à découvrir les circonstances dans lesquelles elle avait été adoptée. Deux photocopies accompagnaient la lettre manuscrite : un document dont elle n’avait pu saisir le contenu, écrit dans une langue dravidienne qu’elle reconnaissait, le tamoul, mais qu’elle n’avait jamais appris à lire et une photographie, en noir et blanc. On y voyait deux amants s’enlacer tendrement au bord d’un fleuve, une femme en sari, à la longue chevelure d’ébène et un homme en complet veston, au sourire éclatant.

Elle se leva, marcha jusqu’à la salle de bain. Elle se lava méticuleusement les mains, avec un petit savon rose en forme de coeur et se les sécha avec autant de soin. Elle avait gardé cette manie depuis qu’elle avait vécu en Inde. Elle passa par la cuisine, prit un verre et retourna s’asseoir dans le gros fauteuil du salon. Elle se servit un verre de jus de mangue puis ouvrit le courrier. Parmi les factures, elle découvrit une carte postale de sa fille qui était en vacances en Angleterre, chez son père. La carte lui mit du baume au coeur. Elle aimait sa fille plus que tout au monde, et chaque fois que celle-ci partait chez son père, elle ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter, de se torturer l’esprit avec des doutes infondés jusqu’à ce qu’elle ait des nouvelles. Apaisée, elle sirota son jus de mangue.

Elle repensait à la lettre. Elle trouvait que c’était une manière indélicate et lâche d’expliquer à une personne comment elle avait été adoptée. Outre les nombreuses fautes d’orthographe et le ton cru sur lequel elles étaient racontées, les circonstances de l’adoption étaient pour le moins funestes. La mère, une danseuse de Bharata Natyam, s’était trouvée enceinte suite à une relation passionnelle et éphémère avec le fils d’un riche industriel anglais. Les deux familles, scandalisées, poussèrent la jeune femme à avorter, mais celle-ci s’enfuit. Peu après l’accouchement, épuisée par des conditions de vie précaires auxquelles la condamnait son statut de mère célibataire en exil, elle ne parvint à guérir une tuberculose qui l’affaiblissait chaque jour davantage. Elle emmena sa fille à l’orphelinat de peur de la contaminer et pria le personnel de la garder jusqu’à ce que son père vienne la récupérer. Elle lui avait envoyé le matin même un courrier.

Léa avait été particulièrement bouleversée en lisant le passage de la lettre qui relatait comment la jeune femme avait mis fin à ses jours. Lassée par une vie qui n’avait plus de sens et en révolte contre les conventions sociales très strictes qui régissaient la société indienne, surtout à l’égard des femmes, elle s’immola devant un temple, le temple de Mînâkshî. Les journaux firent des gorgées chaudes de cette histoire, transformant ce qui aurait dû rester un fait divers en véritable feuilleton journalistique qui tenu en halène toute la population de l’état du Tamil Nadu. De fil en aiguille, les journalistes identifièrent l’amant de l’indienne qui fut contraint de quitter le pays avec père et mère.

L’auteur de la lettre expliqua que c’est ainsi qu’il ne reçut que plusieurs années après, le courrier que la jeune femme lui avait écrit. Elle y évoquait son chagrin infini que seule la présence de sa fille chérie lui avait permis de surmonter, mais qu’en raison de la maladie, elle envisageait de mettre un terme à sa souffrance en se suicidant sur une place publique, dans l’espoir que ce geste incite certaines familles à laisser leurs enfants vivre les histoires d’amour qu’ils avaient choisies et non de leur imposer un mariage voué au désastre. Elle avait précisément appelé leur fille Sarojini, en raison de son admiration pour la poétesse et femme politique iconoclaste, Sarojini Naidu (1) .

Léa ne comprenait pas pourquoi l’homme qui avait écrit la lettre n’annonçait clairement que dans les dernières lignes être le père. Il expliquait sans conviction avoir cherché sa fille pendant 15 ans, l’investigation ayant été laborieuse parce les responsables de l’orphelinat avaient égaré le dossier et que le couple de français qui l’avait adoptée avait changé son nom. D’ailleurs pour lui, elle resterait toujours Sarojini. Il parlait enfin laconiquement de lui ; il avait rompu avec sa famille de nombreuses années, durant lesquelles il s’était adonné au violon avec la force du désespoir.

Un premier post-scriptum précisait que l’enveloppe était celle qui avait également contenu la lettre de la défunte. On pouvait voir sur le timbre le temple devant lequel elle s’était immolée.

Un long post-scriptum signalait qu’il joignait deux documents à la lettre : une photographie où on pouvait voir sa mère, Sita Shankar, et lui-même, Dave Dace (Il précisait entre parenthèses que les jours où il leur était impossible de se voir, ils passaient des heures à contempler cette photo en secret dont chacun avait un exemplaire) ainsi qu’une photocopie d’une lettre en tamoul, unique lettre qu’il avait reçue de Sita, trop tard. Quand il était retourné en Inde chercher sa fille, elle avait quitté l’orphelinat.

Léa pleurait. Les sanglots soulevaient sa poitrine, étouffaient sa respiration. Elle avait passé ses premières années dans un orphelinat. Elle avait mis un soin particulier à enfouir cette partie douloureuse de sa vie au plus profond de sa mémoire et voilà que la lecture de cette lettre la plongeait violemment dans des souvenirs pénibles. L’austérité des religieuses qui s’occupaient des enfants, maladroitement le plus souvent, était accentuée par la vétusté de l’établissement et l’absence de moyens financiers. Les trois repas quotidiens se composaient de riz ou de bouillie de semoule, agrémentés le plus souvent de morceaux trop cuits de jaque (2) . Les rations étaient tellement insuffisantes que les repas se transformaient en dispute généralisée, soit parce qu’un des enfants avait eu moins de nourriture que son voisin, soit parce qu’un autre avait encore faim et essayait de chiper quelques grains de riz dans l’assiette la plus proche. Ces querelles se terminaient par une correction infligée à chacun, avec la froideur inégalable que mettait la nonne à doser la force suffisante pour que chaque coup de règle ne fasse ni trop mal, ni pas assez. L’hygiène était également précaire ; les fréquentes coupures d’eau obligeaient les enfants à rester sales, ce qui était prétexte aux humiliations collectives quand l’un d’eux sortait des latrines les fesses crottées (3) .

Les larmes inondaient le visage de Léa. Jusqu’à ce jour, elle avait préféré garder de l’Inde le souvenir douillet des derniers mois passés en compagnie de ses parents adoptifs. Les grands hôtels, les fruits à volonté, des mets plus exquis les uns que les autres, l’odeur des savons avec lesquels sa mère adoptive la lavait tendrement, les ballades en rickshaw dans les rues commerçantes avaient occulté la souffrance des années précédentes. Elle alla s’allonger dans l’espoir de trouver le sommeil. Exténuée, elle s’endormit emmitouflée sous la couette. On ne voyait que ses longs cheveux noirs dépasser. Des rêves pénibles et confus l’agitèrent toute la nuit. Elle se réveilla trempée de sueur et de larmes.

Après un petit-déjeuner réconfortant et une douche bien chaude, elle retourna à la librairie. La lettre avait disparu. Peut-être était-elle tombée. Ses yeux cherchèrent l’enveloppe jaunie sur le sol, mais ne rencontrèrent que quelques moutons de poussière.

Elle choisit un livre pour sa fille, une histoire d’amour heureux. Elle déposa le livre près de la caisse et alors qu’elle fouillait dans son sac à la recherche de son porte-monnaie, une voix d’homme s’exclama sur un ton enthousiaste : « On voit que la nuit vous à porté conseil, c’est une très beau conte ». Elle leva la tête et reconnut le libraire de la veille. Il lui adressait un grand sourire.

Elle sortit un peu précipitamment de la librairie et bouscula un homme aux cheveux grisonnants. Si elle avait pris le temps de s’excuser, de le regarder, peut-être aurait-elle remarqué que c’était l’homme qui jouait souvent du violon en bas de chez elle et qui, la veille, lisait un journal anglais dans le rayon jeunesse. Peut-être aurait-il osé, osé profiter de cette opportunité pour lui dire que c’était lui qui avait furtivement glissé l’enveloppe dans le livre, quand il avait vu qu’elle feuilletait des ouvrages de cette collection ; osé lui dire que chaque matin depuis des années, il lui réécrivait une lettre qu’il jugeait trop maladroite le soir même, osé lui dire qu’il n’avait jamais trouvé le courage de lui avouer que c’était lui son père, un homme détruit par un passé douloureux et une culpabilité écrasante de n’avoir pas pu élever sa fille dans l’amour.


(1) Sarojini Naidu (1879-1949) accompagna Gandhi dans sa lutte pour l’indépendance et milita pour les droits des femmes. Avant-gardiste, elle se maria avec un homme d’une caste différente, malgré l’interdiction des mariages inter-castes en Inde.
(2) La jaque, qui peut également s’écrire jacque, est le fruit d’un arbre, le jaquier (ou jacquier). Quand le fruit est vert, il peut se manger en plats salés, quand il est mur, il peut se manger cru. Le prix des fruits est peu élevé.
(3) Les indiens n’utilisent pas de papier toilette mais se lavent les fesses.

 

 

hommage à Emmanuelle Neu : http://emmaluna.fr